DE TABLE EN TABLE


By Jérôme Maufras

J’ai la bougeotte. En Nationale III, IV, V ou en Coupe 2000, je ne peux m’empêcher d’aller regarder les parties de mes coéquipiers. De table en table est mon récit d’une ronde de Nationale vue de l’intérieur…

 Dimanche aux Pyramides en automne. C’est la saison idéale pour se calfeutrer dans la ouate des salons du club.  Nos joueurs partent pourtant avec le couteau entre les dents. Il s’agit de jouer pour la montée et cette longue marche commence par une victoire obligatoire.

Pourtant, en dépit des encouragements de Benno Feingold, ce qui devait s’apparenter à un dimanche tranquille se met à ne pas tourner très rond, au risque de tourner au vinaigre et à l’avantage de nos adversaires opiniâtres.

Si à l’échiquier n°1, Serge Bernard domine d’emblée, je l’imagine tout de suite gagner un pion. Je me fais des idées ?

Non, le trivial 11.Fxd5 semble fonctionner à merveille. Sur 11…Cxd5, 12.Dxd5 est un classique éprouvé mais diablement efficace. 12…Dxd5 13.Cc7+ suivi de 14.Cxd5. Avec un pion de plus et un adversaire désorganisé par l’assaut, les Blancs ont de bonnes chances de l’emporter.

Sur 11…a6, en revanche, il est permis de paniquer… Ah non, j’ai trouvé !  12.Cd6+ ! serait une très jolie option. Prendre perd la Dame à cause de 13.Fxf7+ suivi de Rxf7 et Dxd6. Magnifique. Ou pas ?

Cet exemple est la preuve de la nécessité d’envisager tous les coups de Roi possible sur un échec… Malheureusement, mon idée s’écroule comme un flan après 13…Rd7 ! Et les Blancs restent avec deux pions pour la pièce et un goût amer dans la bouche.

11…a6 est donc le bon coup de défense sur 11.Fxd5 qui ne marche pas tant que ça… C’est pour cette raison que Serge réfléchit depuis quelques minutes. Il finit par proposer le très pertinent 11.Ff4. S’ensuit 11…Fe5 12.Fxe5 Cxe5 14.Dd4 C7c6 15.Dc5 De7 16.Dxe7 Rxe7 17.Cc8 qui menace la Tour a8 et le pion d5. Serge reste avec le pion de plus. Je peux reprendre ma partie pour quelques coups et ma tournée rapidement.

A l’échiquier n°4, notre ami Emmanuel Stephan subit depuis une trentaine de coups. Une lueur d’espoir a cependant attiré mon attention sur mon chemin de ronde, l’installation d’une Tour en f4. Mais les pièces se font rares et il est temps d’essayer d’accentuer la pression sur les Blancs. Je passe dans son dos et me demande s’il ne serait pas possible de sonner la révolte. Qu’en pensez-vous ?

33…Cf5. Je ne sais pas si c’est un coup qui mérite un point d’exclamation dans les colonnes échiquéennes mais il a le chic pour me dérider. La Tour c5 est en l’air. Les Blancs doivent donc se préparer à l’arrivée du bondissant quadrupède dans leur camp en d4, voire en e3 pour une fourchette dévastatrice si l’occasion se présentait.

Je repars dans mes pérégrinations vers l’échiquier n°5 où Pierre Séguin semble dominer avec les Blancs, notamment grâce au pion isolé des Noirs. A peine suis-je arrivé, index sur le coin de la bouche pour me donner des postures de Maître, que l’adversaire de Pierre joue 25…Fxc3. La tuile ! A moins que Pierre n’ait vu plus loin. D’après vous ?

Je le laisse à sa réflexion car je suis soudain pris d’un doute : un coup de défense blanc dans la partie d’Emmanuel Stéphan m’arrête net sur la bouclette duveteuse. Je reviens d’un pas lent vers l’échiquier n°4 pour ne pas attirer l’attention et le mauvais œil. Partagez-vous mes inquiétudes ?

34.d6…

34.d6 est ce coup invisible et pénible en forme de grain de sable dans une combinaison bien huilée. Si 34…cxd6 35.Tc8+ Rf7 36.gxf5 suffit au bonheur des Blancs. Si 34….Cxd6, 35.Dxe5 ne laisse aucun contre-jeu aux Noirs. Sur 34…Dxd6, 35.Txe5 (suivi de Td1, par exemple) fait mal (en revanche, 35.Dxd5 est très suspect. 35…Dd2+ laisse peu de place à l’erreur. Par exemple 36.Tf2 Ch4+ 37.Rg3 Txf3+ 38.Rxh4 Dxf2+ 39.Rg5 Dd2+ ! 40.Rh4 g5+ ! 41.Rh5 Th3++ (sur 41.Dxg5 Dxh2++ revient au même).

Je reviens vite vers Séguin-Sarfati où Pierre a trouvé le coup de défense imparable : 26.Tac1. Vous n’êtes pas convaincus ? 26…Fxe1 27.Fa7+ Rxa7 28.Txc7 Td2 29.Tf7 et les Blancs peuvent envisager le futur avec sérénité.

Quand je relève la tête, les pièces sont rangées à l’échiquier n°4. Un œil sur la feuille de partie, cornée comme celle des marronniers. 34.Dc2 ?? Ce3+ 0-1…

Comme disait brillamment Xavier Tartakover  : « Toutes les fautes sont là, sur l’échiquier, attendant d’être commises » ; et plus prosaïquement Michel Benoît, Champion de France 1973 : « Tant qu’il te reste un Cavalier, n’abandonne pas. » La preuve est faite !